Les années à l'école
primaire sont la période où l’on est bien curieux, où l’on commence à avoir des
souvenirs clairs et à réfléchir sur des choses tout en gardant une naïveté.
Les
instituteurs
Mon école s’appelle
l’école primaire centrale de Hengjie (Hengjie
est le nom du bourg), mais ce n’est que son nom officiel. On l’appelle plus
souvent 桑田庙 (sangtianmiao : temple de mûriers et de champs), car
le campus a été transformé d’un temple bouddhiste, avec des champs aux
alentours. Quant aux mûriers, je ne les ai pas trouvés. Peut-être il y en avait
avant. Il n’y a plus de bouddhas non plus, sinon ce serait étrange pour une
école.
Il y a deux genres
d'instituteurs et d'institutrices: une partie réside à l’école et l’autre
partie rentre chez eux à la fin de la journée. Parlons d’abord de ces derniers qui
ont leur maison dans un village proche et font parti des familles paysannes. Beaucoup
d’entre eux n’ont suivi aucune formation professionnelle; ils deviennent
enseignants parce qu’ils savent lire et ils se forment au fur et à mesure des
expériences. Leur statut est 民办教师 (minban jiaoshi:
peuple - établir - enseignant), créé pendant l'époque de "popularisation
de l'éducation élémentaire". Les personnes avec ce statut non officiel
enseignent presque tous dans une école primaire à la campagne et leur situation
n'est pas stable jusqu'au jour où elles peuvent 转正 (zhuanzheng: avoir un statut
officiel et devenir fonctionnaire).
Ceux qui habitent à
l’école sont en majorité des diplômés du lycée qui forment les instituteurs et
institutrices (collège + 3ans). Ils sont titulaires, 公办教师 (gōngbàn jiàoshī : public/Etat – établir – enseignant) en
chinois. Parmi
les titulaires il y a des jeunes diplômés. Il y a une distance entre les
deux groupes et ils n'ont pas les mêmes sujets de conversation. Les professeurs paysans s’étonnent de certains comportements
des jeunes ; et les jeunes ne s’intéressent pas aux conversations des paysans :
le prix des petits cochons, les bagarres du village, etc.
Ma mère fait partie
du groupe locataire puisque nous ne possédons pas de maison hors de l’école et
qu’elle est titulaire. Elle s’entend bien avec les jeunes, tout en ayant des
conversations avec l’autre groupe, étant donné son âge.
Pour moi, la vie
commence quand tous les écoliers bruyants et des professeurs-paysans ont quitté
le campus. L'école tombe dans le calme, le soleil se couche. On cherche du riz
et le plat à la cantine (on n’a qu’un seul plat par repas, il n’y a pas à
choisir. Le cuisinier fait la cuisson dans un grand wok – vraiment grand, dont
le diamètre peut faire un mètre - et puis distribue dans les bols, selon le
nombre précis des locataires), se met ensemble dans le hall central et mange en
bavardant.
Nous partageons
naturellement une grande partie de la vie. Ma mère s’exclame souvent qu’alors
les gens sont plus simples, on s’entend bien malgré le décalage d’âge, ce qui
n’est plus possible avec ses jeunes collègues d’aujourd’hui. Je me demande
aussi si cette facilité d'entente provient en partie de mon imagination - celle
d'une enfant in soucieuse qui ignore le monde d'esprit des adultes.
Après le dîner, on
joue au ping-pong, aux échecs, au badminton, etc. Enfermés à l’école, on a une
mode de vie assez simple. On s’amuse facilement, de tout cœur (peut-être,
encore une fois, ce n’est que mon impression enfantine). Je participe à
leurs jeux, parce que les grandes adolescentes ont le niveau de ping-pong ou
d’échecs proche du mien. J’adore chercher une d’entre elles pour les échecs car
j’ai la grande chance de gagner.
Très souvent, nous
profitons des derniers rayons de soleil pour nous promener, sur la route entre
les champs. Les paysans y labourent, résistant à la faim et la fatigue, et « se
fâchent » de voir ces gens qui n’ont rien à faire après avoir mangé,
tellement qu’ils marchent pour faire passer le temps et pour digérer. Ils
protestent légèrement de l’injustice du destin et rebaissent la tête à leur
travail. Parfois ils disent les vers rimés dans mon dialecte (pas rimés en
mandarin) : 老师唱唱歌,一天两块多;农民敲锄头,一天两三角 (Les profs font leur chant et
gagnent plus de deux Yuan par
jour ; les paysans manient leur houe et ne gagnent que deux ou trois Jiao[1]
par jour.
Après la promenade,
on retourne à notre temple.
Je fais mes devoirs et les grands préparent les cours ou corrigent les copies.
Ceux qui terminent la tâche vont chercher les autres. Les chambres se
dispersent autour du hall central, qui est notre centre de loisirs. Parfois,
quelqu’un dit « j’ai
faim », et les autres
« moi aussi ». On ouvre la porte de la cantine, attise le feu
de charbon. Un jeune homme (la majorité sont des filles) a la charge d’aller au
bourg acheter des nouilles.
Tout le monde met la
main à la pâte pour préparer le souper. La soupe de nouilles est mise dans une
bassine, apporté dans la chambre de ma mère car nous avons une table ronde pour
manger. Chacun apporte son bol et on se régale. Quelque fois on ne peut pas
finir, et on fait un jeu de poing (猜拳 caiquan), celui qui perd
mange une bouchée. Ainsi, peu à peu, on vide la bassine. Le lendemain, le
responsable de cantine se plaint un peu du désordre de la cuisine mais les « accusés »
restent silencieux, et donc ça passe.
Notre école est aussi
surnommée temple de nonnes à
cause de la majorité féminine. Tandis que le collège de mon père à quelques
kilomètres est surnommé temple
de moines où les hommes dominent.
Alors, de temps en temps, de jeunes moines viennent chez nous en vélo, et partent
après quelques heures de cartes, de ping-pong et de causerie. Mais, aucun parmi
eux n’a réussi à attendrir une nonne.
Je pense que ces jeunes institutrices ne veulent qu’épouser un homme
travaillant en ville, pour pouvoir y installer la famille. Tandis que si elle
se met avec un autre "campagnard", elle risquera d'être destinée à
passer toute la vie à la campagne.
Dans mes souvenirs,
il n’y a qu’un jeune homme dans notre école. Il a à peine 20 ans lors de son
arrivée, un garçon bien timide, issu d’une famille modeste d’un village
lointain. Il est traité par toutes les femmes comme un frère cadet. En hiver,
voyant qu’il n’a pas de pulls chauds, les collègues décident d’en tricoter deux
pour lui. Les deux pulls sont le résultat du tricotage commun par les mains de
toutes ses collègues.
Une anecdote de lui
nous fait encore rire : un soir d’hiver, il apparaît brusquement à la porte de
ma mère, trempé des cheveux aux pieds, dit : professeure
Peng, je suis tombé dans le puits. Ma mère trouve cela un peu rigolo mais
se retient de rire et annonce à haute voix à d’autres pour qu’on s’occupe
de lui. Elle l’accompagne dans sa chambre, lui dit de se changer et de se
mettre sous la couverture ; les autres lui préparent une soupe de gingembre
pour chasser le froid.
Ce garçon, un jour,
prend une décision: pratiquer la calligraphie. Il est très courageux et persévérant
pour cette décision. Dès lors, il y passe tout son temps libre. Même la nuit quand
il se réveille il se lève pour continuer. Il écrit sur les vieux journaux, avec
tantôt un stylo tantôt un pinceau. Les journaux couverts d’encre s’entassent
dans sa chambre. Une fois, il s’occupe de copier un document officiel dont la
calligraphie est remarquée par le chef du district (县长xianzhang). Celui-ci le demande d’être son
secrétaire; ainsi le jeune homme quitte-t-il la petite école campagnarde et
s’installe en ville. Maintenant, il n’est plus secrétaire, mais le directeur
d'un grand bourg. Heureusement à ce moment-là, il n’y avait pas d’ordinateurs,
sinon il aurait beau pratiquer l’écriture des jours et des nuits.
Une fille
Parmi les locataires
du petit campus, il y a une fille particulière. C’est la fille d’une collègue
de ma mère. Elle ne travaille pas, elle « n’est pas normale ». En
fait elle est un peu « folle ». La cause de son problème manque de
certitude pour moi : tantôt on dit que c’est l’échec au gaokao (concours national pour l’entrée
universitaire) ; tantôt c’est un chagrin d’amour.
Elle a un prénom
mélancoliquement joli: yanqiu (烟秋 : brume d’automne). Elle vit avec sa mère et
son frère aîné ; quant à son père, il est absent dans mes souvenirs.
La plupart du temps
elle se montre tranquille, reste toujours à côté de sa mère et ne parle pas
beaucoup. Lorsqu’elle ouvre la bouche, elle a des paroles surprenantes. Par
exemple, une fois ma mère porte un chemisier imprimé sur lequel il y a des
petites épées, Yanqiu rigole
et dit : ah ! L’épée ! Ça
coupe les intestins ! Ma
mère est effrayée et n’ose rien dire. Une fois, on parle d’un aliment baimu’er (白木耳 un champignon blanc), elle écoute
tranquillement et tout d’un coup dit : j’aime
bien en manger, c’est comme des selles !
Il me semble qu’au
printemps, elle peut être agressive. Une fois, elle s’enfuit. Sa mère court
après elle en l'appelant. La mère finit par attraper sa fille qui se débat à
toute force. Lors de leur retour à l’école, on voit le visage de la mère griffé
par sa fille.
A part sa mère, un
autre homme est aussi son cible d’attaque. Je pense qu’elle le fixe
toujours d’un regard rigide parce qu’elle a une attention particulière pour lui
et elle en est désespérée. C’est un jeune instituteur, marié, gentil, ayant du
talent. Il souffre du regard omniprésent de la fille. Un soir, il se lave les
pieds dans une bassine, j’ai la drôle d’idée de lui faire une blague en disant
: Yanqiu est là! Il a l’instinct de se lever pour se
sauver et renverse sa bassine. On éclate de rire.
Un bon matin d’hiver,
tout le monde est encore au lit, sauf cet homme en train de rédiger des
bulletins dans le hall central, plongé dans sa création à la craie. Nous sommes
brusquement réveillés par la dispute à haute voix entre lui et elle. Voici
l’événement : voyant qu’il est tout seul, elle l’attaque avec un long bâton.
Lui se sent bien innocent et s’est mis en colère. Il crie : qu’est-ce que j’ai fait contre toi
? Je te dois des dettes antérieures ? Il
a raison. Il ne lui a rien fait (c’est peut-être juste là le problème) et ne mérite
pas ces ennuis.
Beaucoup d’années ont
coulé. La mère doit être âgée. Je ne sais pas ce qu’est devenue Yanqiu.
Mes camarades
Pendant la journée,
le campus est rempli de gamins et de gamines qui crient, sautent, courent, se
disputent, … dans tous les coins. On dit même que les instituteurs ont un plus
grand risque de souffrir de la faiblesse d’ouïe, car ils sont entourés par les
hurlements.
Je ne suis jamais
gênée par cela puisque je suis parmi eux, criant aussi fort que les autres.
C’est un âge où l'on ne manque pas d'énergie. Aussitôt à la sonnerie de
récréation, tout le monde gagne la cour et prend tout de suite des jeux, des
courses, ou des bagarres. Très souvent, quelqu’un va chercher son maître ou sa
maîtresse disant qu’il a été frappé.
Les filles pratiquent
des jeux plutôt habiles dont je ne suis pas douée. Je ne suis championne pour
aucun jeu sportif, donc personne n’est volontaire pour me prendre comme
partenaire. Je suis souvent leur dernier choix, parfois comme un acte de pitié.
Je n'avais pas
beaucoup de bonnes copines non plus, à cause de la jalousie des
camarades : ma mère travaille à l’école, donc tous les professeurs me
connaissent et font un peu plus attention à moi, ce qui est considéré comme un honneur
pour les écoliers; je possède, sans effort, ce dont elles ont envie. Certaines
filles me regardent d’un mauvais œil. Grandie enfermée dans le campus, je suis
plus simple et naïve que mes camarades. Lorsqu’elles disent des gros mots, je
suis incapable de répliquer, car je n’arrive jamais à dire la même chose.
A ce moment-là,
l’agression la plus agaçante est de dire que quelqu’un est amoureux de
quelqu’un. A l’époque en Chine c’était lié à une grande h onte, une grande
impudeur. Lorsqu’on dit que je suis amoureuse d’un garçon, mes jambes tremblent,
tellement que je manque de force pour contre-attaquer. Curieusement, l’accusation
n’est efficace et violente que si c’est le cas. Si on dit que je
suis amoureuse d’un garçon auquel je ne fais nulle attention, je m’en moquerais
et pourrais facilement me défendre.
En parlant de cela,
il me semble qu’à cet âge, bien qu’on refuse de jouer ensemble avec les
camarades de l’autre sexe, on commence à avoir des affections floues vis-à-vis
de certaine personne. Dans ma classe, il y a deux garçons que je trouve
aimables, surtout celui qui s’assoit derrière moi. Il est beau et intelligent.
Il vit avec son père ; sa mère s’est enfuie de la maison et n’y est jamais
retournée. L'enfant avec un seul parent, c'était un cas très rare. La pitié
augmente mon penchant pour lui. Il a la haine contre celle qui l’a abandonné.
Un jour je lui ai demandé: Est-ce
que tu chercheras ta mère quand tu seras grand? Il a dit: Non! Pourquoi je la cherche alors
qu'elle ne veut plus de moi?!
Un jour, je décide de
lui offrir une pêche alors que je suis une enfant très gourmande. Il est
étonné, car les aliments sont importants pour un enfant, surtout à cette
époque-là ils étaient rares et donc très précieux. Il demande : tu es sûre ? Après une rapide hésitation, je dis : oui! Lui, ravi, prend la pêche et la mange.
A la fin de la journée, il a encore le doute, me demande : est-ce que je devrai te rembourser
la pêche demain ? Je dis
fermement non. Et il
part en courant, se disant : Chouette
! J’ai gagné une pêche aujourd’hui !
Je me rappelle que
durant une période, j'avais peur de dire son nom dans le sommeil, car
ma mère serait au courant et ce serait l’enfer. C’est vraiment un petit plaisir
de me retourner voir son visage fin et sérieux.
Mais, si je déplace
mon regard vers les alentours, je vois d'autres visages moins agréables, prêts
pour de moquer. Certains sifflent au coin, ceux plus explicites disent : ah ! ah ! SHU Changying est la
femme de XXX ! Le monde
change de figure dans mes yeux.
Pourtant, on ne joue
qu'entre les filles ou les garçons. En plus, on n’accepte que d’être voisin
d’une personne du même sexe. Au cas où une fille serait mise à côté d’un
garçon, elle aurait honte et se sentirait malchanceuse, et il y en a même qui
pleurerait en espérant que la maîtresse change sa situation.
Peu à peu, les
maîtres et maîtresses finissent par mettre un garçon et une fille comme binômes
partageant le pupitre, afin d’éviter les bavardages en classe. Et tout de
suite, sur chaque pupitre, apparaît une ligne au milieu minutieusement mesurée,
gravée par un couteau puis noircie avec l’encre. On fait attention à chaque
petite invasion, à chaque fois quand le coude dépasse la frontière, et il y a
parfois des disputes à cause de cette ligne. Il semble que la ligne est un
phénomène populaire sur tout le pays, qu’on nomme 三八线 (san ba xian Ligne du trois-hui ; 三八 – le 8 mars – fait référence à la date de la
Fête de femmes).
En un mot, c’est un
âge confus.
Les champs
J’ai particulièrement
aimé les moments passés dans les champs ensoleillés.
Je n’avais l’occasion
d’aller aux champs que pour 勤工俭学 (qingong jianxue [diligemment - travailler -
économiquement – étudier] travailler pour économiser les études). Une fois par
semestre, l’école demandait aux élèves de rendre un kilo de riz ou un demi-kilo
d’herbes médicales, ou autre chose. Dans ce cas-là, je devais et pouvais en
chercher dans la nature. Par exemple, j’aimais bien chercher des grains de riz
dans les rizières sèches[2] –
ce qu’il restait après la récolte. Il fallait en accumuler peu à peu pour
atteindre un kilo, sans cela je n’aurais pas eu d’occasion de me balader d’un
champ à un autre sous le beau soleil d’automne.
A ce moment-là, les
paysans n’avaient pas encore rentré les pailles, où je cherchais mes grains.
L’après-midi après les cours, je portais un petit panier avec moi, m’asseyais
sur les pailles sèches réchauffées par le soleil. À l’époque, il y avait très
peu d’automobiles et de machines ; tout était sous le calme. Si on se
couchait, on faisait face au ciel large et bleu, une voûte grande et ronde qui
me couvrait. Je sélectionnais des pailles et cueillais les riz. Je me
sentais en sécurité bien que j'étais très souvent toute seule. A cet âge-là on
a peu d’arrière-pensée qui nous ronge et on est tout simplement et pleinement
dans la chose qu’on fait.
Je me souviens que
cette fois-là, malgré mes sorties aux champs régulières, jusqu’au jour où il
fallait rendre notre récolte à l’école, il me manquait encore cent ou deux
cents grammes. Une copine m’en a donné un peu (les enfants des paysans
n’étaient pas obligés de chercher grain par grain, car après la récolte leur
grenier est plein de riz), ainsi ai-je pu accomplir ma consigne.
Une autre fois, il
s’agissait d’une herbe médicinale – 半边莲
(banbianlian), une plante fine avec des petites feuilles rondes, qui
arpente sur les bords des sentiers. Je sortais avec mon panier et une petite houe,
marchais entre les champs, la tête baissée pour chercher les herbes. Il n’en
manquait pas ; je creusais légèrement pour les arracher avec les racines qui
sortaient de la terre avec une agréable odeur médicinale.
C’était agréable de
regarder les cultures et les légumes pousser et se transformer. Si on levait le
regard, on voyait les montagnes en chaînes qui nous entouraient.
J’ai oublié combien d’herbes
médicinales il fallait cette fois-là, mais si je me rappelle bien, j’ai bien
atteint la quantité demandée.
A part mes petites
récoltes, j’aimais aussi les champs quand les colzas fleurissaient. Les fleurs
de colzas, d’un jaune doré, sont un des signes de la florescence printanière.
Les abeilles travaillaient sérieusement parmi les fleurs. Le soleil tiède, la
couleur vivante, le petit bruit vibrant des abeilles, tout cela constituait
l’impression du printemps. Parfois on attrapait des abeilles et les mettait
dans une petite bouteille. Si on oubliait de les libérer, ils perdaient la vie
le lendemain.
La chaleur du soleil
donnait envie de paresser et de faire une sieste en s'allongeant sur les
herbes, ayant couvert les yeux contre le soleil. A la sonnerie de l’école, on
entrait souvent en sueur à la classe. Au début, il fallait du temps pour se
concentrer aux cours ; et puis, s’étant calmés, on risquait de commencer à
somnoler à cause de la fatigue et de la chaleur.
Les cours
La journée commence
par la lecture matinale qui dure à peu près 30 minutes. Toute la classe, sous
la surveillance de la maîtresse, hurle les textes du manuel. On a trouvé une
solution qui économisait l’énergie et ne fatiguait pas trop la gorge tout en se
faisant entendre, c’était de lire d’un ton tout plat. C’était critiqué par
les profs et nommé comme chant montagnard (山歌). Moi, l’enfant des enseignants, je suis la
première à lire correctement. La maîtresse en est reconnaissante, demandant aux
autres de lire après moi, phrase par phrase.
Après la lecture,
viennent les cours « principaux » (le chinois et les mathématiques)
et des cours « auxiliaires » (dessin, sport, musique, sciences
naturelles). On ne prend pas au sérieux les cours auxiliaires, dont les
professeurs n’ont pas eu de formation spécialisée, tellement que ma mère, une
des femmes les moins sportives qu’on puisse trouver, s’est occupée de nos cours
de sport pendant un an. Les examens ne portent que sur les deux cours
principaux.
A midi, tous les
enfants et les professeurs non-locataires rentrent chez eux pour déjeuner. Il
arrive que des enfants s’amusent sur le chemin et oublient la maison. Après le
repas, ils retournent à l’école. La première activité suivante est la sieste.
On dort assis, mettant la tête sur les bras. On est obligés de le faire, même
si on n’arrive pas à s’endormir, ce qui est souvent le cas. Les « responsables
de classe » font la surveillance tour à tour. Quand arrive mon tour, je
suis ravie : je ne dors pas, je peux bouger et marcher librement dans la
classe, et j’ai le pouvoir ! J’observe les camarades, note les noms des délinquants : ceux qui bougent, qui font du bruit,
qui rient, qui lèvent la tête, qui regardent dehors, etc. Quelle bonne mission
! Une fois, je gronde un camarade, entendue par toute l’école. La maîtresse me
dit : c’est bien d’être
responsable ! Mais il ne faut surtout pas réveiller tout le monde.
Enfin on entend la
sonnerie, à notre impatience. Les enfants se lèvent, le campus se ranime. Après
la récréation, on a 30 minutes de calligraphie, un jour les petits caractères 小字 (au crayon) et un jour les gros 大字 (au pinceau). En cas de gros caractères, la classe
est plus agitée, car tout le monde prépare son encre en meulant la pierre
d’encre dans l’encrier, après être allés chercher de l’eau dans la rivière.
Et puis, il nous
reste deux cours avant d'être libérés. Le campus retrouve alors son calme.
Ma professeure de mathématiques
Ma professeure de
mathématiques est assez sévère avec moi, puisqu’elle est une bonne amie de ma
mère et se sent donc responsable d’être rigoureuse à mon égard pour que je sois
plus sérieuse aux études.
Elle ne me sourit
pas. Elle m’observe pendant les cours et perçoit tous les signes de mes
bêtises. Elle a une stratégie, comme les autres enseignants, qui me donne
énormément de panique : lorsque je fais des fautes dans les devoirs, elle
envoie quelqu’un dans ma classe, m’annoncer : SHU
Changying, professeure Wu te demande d’aller au bureau. Je me sens tombée
dans un trou noir, comme si le ciel me tombait dessus.
Il s’agit du grand
bureau commun de tous les enseignants, où il y a de temps en temps des cancres
punis dans le coin. Ainsi, ma crainte devient explicable : c’est une très
grande indignité de s’y trouver. Chaque fois, je fais tous mes efforts pour
faire changer la situation, priant presque avec des larmes : S’il te plaît, dis-lui de me
laisser corriger les fautes dans la classe ! Je ne serai plus étourdie la
prochaine fois ! Si je
traîne trop, professeure Wu vient me chercher elle-même et je n’ose plus
négocier. Je prends mon crayon et mon cahier, la tête baissée, la suis jusqu’au
bureau. Tous les membres du bureau me regardent en riant. Les têtes des enfants
se bousculent aux portes, car je suis, malheureusement, connue de tout le
monde, puisque je suis l’enfant
de l’école. J’entends des voix chuchoter : Regarde ! SHU Changying est dans
le bureau ! Je me demande si mon imagination a inventé ou bien amplifié le
chuchotement.
A la fin de la
journée, elle ne tarde pas à aller dans la chambre de ma mère pour me dénoncer.
Cela fait que je rentre avec le cœur battant fort après sa visite. Une fois, la
voyant sortir de notre chambre, j’y entre, inquiète. A ma surprise, ma mère dit
: professeure Wu m’a dit que
tu n’as pas bonne mine, que je dois y faire attention, et que tu dois manger un
œuf chaque matin. Dès ce
jour-là, j’en mange un le matin.
Étant donné la
relation intime entre elle et ma mère, je vais très souvent chez elle pour jouer
avec ses enfants, surtout son dernier fils qui a un an de plus que moi. Une
fois arrivée chez elle, j’oublie son statut. Je me comporte comme chez moi. J’y
passe parfois toute la journée du dimanche, y compris les repas et la nuit.
Avec ma sœur et son dernier fils, nous courons dans les champs, cherchant des
mûres sauvages, attrapant des abeilles, etc. Son fils aîné est boiteux depuis
la naissance à cause de la poliomyélite. Malgré sa faiblesse physique, grâce à
son âge et son intelligence, il est vu comme le chef de la bande. Mais des fois
on se moque de lui, surtout son frère cadet qui est le chouchou de leur mère :
on cache ses cannes, met des pailles dans son dos sous la veste, ou même le
pousse (ça c’est son petit frère).
La nuit, je dors avec
la mère et son cadet. Le lendemain, mystérieusement toute la classe est au
courant que j’ai été dans le même lit que le garçon. On fait du brouhaha, en
criant : SHU Changying est la
femme de XXX ! Le beau
garçon derrière moi participait au chahut malgré notre bonne entente, peut-être
est-il jaloux ?
Il y a une douzaine
d’années, professeure Wu, dans les montagnes touristiques de notre région sanqingshan (三清山), a glissé sur les marches étroites et est tombée
au milieu d’une falaise. Elle nous a quitté pour jamais, laissant derrière elle
son grand fils boiteux, son petit fils chouchou …
Fin
Il y a beaucoup
d’années, l’école a déménagé au centre du bourg, dans un immeuble en béton de
deux ou trois étages, comme la majorité de bâtiments ruraux d’aujour’hiu. Je me
demande si l'on a déjà démoli le
temple de mûriers et de champs. Hélas ! Il n’est plus que dans mes
souvenirs, qui s’effacent petit à petit avec le temps.
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